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Interview d’Yves Jeuland et François Aymé

© Courtesy of George Eastman Museum

 

Pourquoi un film sur Chaplin ? Pourquoi encore un film sur Chaplin ?
 

Yves Jeuland : En 2017, François et moi sortions d’une collaboration heureuse – et plutôt nouvelle pour moi qui n’ai pas l’habitude de travailler en binôme – avec Un Français nommé Gabin (France 3). Le film a rencontré un certain succès, aussi bien au moment de sa diffusion que dans les festivals, il a reçu du Syndicat français de la critique de cinéma et du film de télévision le prix du meilleur documentaire, c’était un bel encouragement. Il y avait une envie commune de retravailler ensemble. Nous venions de consacrer plusieurs années à l’acteur le plus emblématique et le plus populaire en France au XXe siècle, alors – peut-être dans un moment de mégalomanie –, nous nous sommes dit « Allons au-delà ! Plus rien ne nous fait peur, attaquons-nous à l’artiste le plus populaire au monde ! »
 

François Aymé : J’ajouterais : l’envie aussi de retrouver l’équipe constituée autour du Gabin – les producteurs Michel Rotman et Marie-Hélène Ranc, la monteuse Sylvie Bourget, la documentaliste Aude Vassallo, le graphiste Gaël Baillau… – et de réitérer deux partis pris très forts que nous avions développés sur ce précédent documentaire. D’une part, ne serait-ce que pour le plaisir de les voir et de les (re)découvrir, laisser la plus grande place aux extraits de films (cela a l’air évident quand on fait le portrait d’un acteur ou d’un cinéaste mais le rythme de certains montages amène souvent à sacrifier ces extraits, qui par ailleurs coûtent très cher) ; d’autre part, tisser ensemble trois fils narratifs : l’histoire d’un homme, l’histoire du cinéma, l’Histoire tout court. Et mieux encore qu’avec Gabin, cela fonctionne merveilleusement avec Chaplin, dont l’un des traits de génie est d’avoir compris très vite, à sa manière propre, certains grands moments historiques – le fordisme, la montée du nazisme… –, d’avoir saisi l’esprit du temps, de l’avoir anticipé, modifié, parfois d’y avoir résisté. C’était en tout cas l’approche – inédite à mon sens, concernant Chaplin – qui nous semblait la plus à même de rendre compte à la fois de son travail artistique, de ses rapports avec l’histoire mais aussi de sa vision politique et sociale.
 

Y. J. : Il n’empêche, ce projet avait de quoi nous intimider. Chaplin, au fond, est hors catégories. C’est le critique Louis Delluc qui disait que sa notoriété ne peut être comparée qu’à celle de Jésus-Christ ! François a lu plus de livres que moi sur Chaplin, mais il est impossible de les lire tous – il doit y en avoir davantage que sur Napoléon Bonaparte. En revanche, je crois que nous avons regardé l’intégralité des nombreux documentaires consacrés à Chaplin depuis sa mort et même avant. Il y en a d’assez mauvais, d’autres très bons, certains font même encore autorité, comme le Chaplin inconnu (1983) de Kevin Brownlow et David Gill (dont le commentaire français a été dit par Pierre Tchernia). Mais, aussi étonnant que cela paraisse, on n’avait jamais consacré à Chaplin un film entièrement composé d’extraits et d’archives, préférant privilégier le traditionnel défilé des témoins, des collaborateurs, des proches… remplacés au fil du temps et à mesure qu’ils disparaissaient – Chaplin est né au XIXe siècle – par des biographes, des critiques ou des universitaires.
 

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© Evening Standard-Hulton Archives-Getty

Existe-t-il une institution qui veille sur l’héritage artistique de Chaplin et avez-vous pu bénéficier de son aide ?
 

F. A. : Effectivement, les descendants de Chaplin – à commencer par les enfants de sa dernière épouse, Oona – sont représentés à Paris par le Bureau Chaplin, qui fait le lien avec les sociétés détentrices des droits des œuvres et de l’image du cinéaste. Nous avons été en contact étroit pendant toute la préparation du film avec Kate Guyonvarch, qui dirige ce Bureau, et qui nous a fait bénéficier de son excellente connaissance de la documentation. Mais il faut souligner que cette situation, nous la devons à Chaplin lui-même : en créant United Artists et ses propres studios, il a pu devenir le propriétaire des droits de ses films (à l’exception de La Comtesse de Hong-Kong) et a fait en sorte que ces droits demeurent attachés à une structure familiale unique. C’est dire si Chaplin, qui fut un génie artistique, fut aussi un génie économique, qui a su défendre ses intérêts et les faire fructifier.
 

Y. J. : Cela a été une grande chance pour nous de pouvoir travailler main dans la main avec le Bureau Chaplin. Cela a d’ailleurs contribué à l’aspect ludique qui nous animait, Aude Vassallo, notre documentaliste, et moi. Je lui envoyais des demandes par courriels marqués « Wanted » et elle se mettait à faire des recherches dans les archives. Vous pouvez imaginer notre fierté quand nous mettions la main sur une image que Kate Guyonvarch ou Serge Bromberg (de Lobster, coproducteur du film) ne connaissaient pas !

 

Cela paraît extraordinaire que l’on puisse aujourd’hui encore trouver des documents nouveaux sur Chaplin...
 

Y. J. : Nous avons commencé ce projet en nous demandant si nous pourrions tenir le défi du tout-archives : Chaplin est né avec le cinéma et il n’a bien évidemment pas été filmé enfant. Mais nous avons dû rapidement faire face à un problème de riches : nous croulions sous les documents, notamment des milliers de photos à dérusher, c’était vertigineux. C’est le syndrome de l’Himalaya que j’évoque souvent : plus on avance, plus le but semble s’éloigner. Aude parlerait sans doute mieux que moi de cet aspect mais notre projet a bénéficié de plusieurs avantages. Sa longueur – trois années –, qui permettait de faire un travail de recherche très approfondi. Un champ de recherche de documents qui s’est extraordinairement élargi et affiné, notamment grâce à Internet, et qui fait apparaître des photographies, des coupures de presse, des films, même, qui avaient échappé aux investigations il y a dix, vingt, trente ans… Nous avons donc des images inédites, d’autres qui sont peu connues, étonnantes. Mais je suis souvent surpris, depuis que je réalise des documentaires, quand des gens – parfois même des historiens – me disent : « Incroyable, ces images, on ne les a jamais vues ! » Parfois, c’est vrai, et j’en suis très content. Mais, parfois, il s’agit d’images qui avaient été montrées recadrées, colorisées, étouffées par un commentaire trop bavard ou un montage trop rapide. Découvrir ou redécouvrir certaines images tient souvent à la manière de les faire respirer… Enfin, dernière chose, très importante : les extraits de films de Chaplin, sans être inédits, ont parfois un caractère de nouveauté. Nous avons l’avantage d’être le premier documentaire complet réalisé après le centenaire de Charlot en 2014, qui a donné lieu à une très vaste entreprise de restauration : les cinémathèques du monde entier ont rassemblé les meilleures copies des courts-métrages afin d’établir pour chacun d’eux une copie de référence composée des meilleurs fragments. Et cela ne s’arrête pas, puisque Lobster Films, qui restaure de nombreux films, continue de mettre la main sur des bobines. Un exemplaire de Charlot nudiste (His Prehistoric Past), de bien meilleure qualité que ce dont nous disposions auparavant, a même été retrouvé pendant que nous étions en montage. Évidemment, nous l’avons utilisé. En somme, on peut dire que nous montrons les films de Chaplin dans la meilleure définition disponible aujourd’hui.
 

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© Ralph Barton - Library of Congress

 

En dépit de votre accord sur les principes de construction et de narration du film, aviez-vous, en entamant ce projet, l’un et l’autre « le même Chaplin » ?

 

F. A. : En ce qui concerne la dimension historique et politique de l’homme, c’est certain. Sur le plan artistique, il y a des nuances d’appréciation, des discussions mais pas de désaccords. Et puis, même si nous n’avons pas forcément les mêmes « films de chevet », nous avons le même rapport intime à Chaplin, il fait partie de notre enfance, de nos références, de notre univers professionnel. Yves a eu, comme beaucoup, un déguisement de Charlot quand il était gamin, je suis directeur de cinéma et je passe chaque matin devant une silhouette de Charlot pour me rendre à mon bureau, et d’ailleurs l’une des salles du Jean-Eustache, à Pessac, porte le nom de Chaplin…
 

Y. J. : Le long-métrage préféré de François est Le Kid, le mien Les Lumières de la ville, mais ce sont des détails. Un point, tout de même me revient, parmi nos discussions : le fait que Chaplin ait refusé de prendre la nationalité américaine. (Comme Gabin, du reste, a refusé de le faire, contrairement à Jean Renoir, qui pourtant a résidé aux États-Unis bien moins longtemps que Chaplin.) François semble penser que c’est parce que Chaplin, au fond, est demeuré un citoyen britannique, très attaché à l’Angleterre. Pour moi, il est plutôt un internationaliste, un apatride, sans doute parce que j’ai envie qu’il ressemble à son personnage de vagabond.
 

F. A. : C’est un point que j’aurais aimé développer davantage – mais nous manquions de place. Il y a un fil rouge dans ce film : celui du courage, de l’audace, du culot… En 1918, Chaplin réalise une comédie sur la guerre ; dans La Ruée vers l’or, il met en scène des personnages qui crèvent de faim et sont prêts à s’entretuer ; puis vient la critique du travail à la chaîne, la satire d’Hitler… Il ne se plie pas à l’introduction du cinéma parlant, refuse longtemps le Cinémascope. Il se donne le droit de devancer ou de refuser les usages en cours, c’est lui qui décide. Et tout comme il est maître du scénario, de la réalisation, du choix des comédiens, de la production, il est aussi maître de son destin. Fritz Lang, Marlene Dietrich, Alfred Hitchcock, tant d’autres encore ont pris la nationalité américaine comme une sorte d’évidence, lui a maintenu son indépendance en dépit des pressions. Et l’opinion publique américaine ne le lui a pas pardonné. En plus de l’accuser d’être un communiste, elle lui a reproché de manquer de reconnaissance, de s’être enrichi grâce à Hollywood (Chaplin savait très bien que Hollywood avait également prospéré grâce à lui et aurait tout aussi bien pu lui en être reconnaissant). Cela étant dit, rien de tout cela ne s’oppose à l’explication que privilégie Yves – et qui était aussi une réponse avancée par Chaplin lui-même –, l’aversion pour toute forme de nationalisme et la défense d’une citoyenneté au sens large. Et puis, il y a aussi l’explication qu’avançait Charles Chaplin Jr. (le fils aîné) selon laquelle son père redoutait en secret de se plier, pour obtenir la nationalité américaine, à des tests de culture générale, de langue, etc., lui qui n’avait pas fait d’études et a toujours nourri un fort complexe, notamment en ce qui concerne sa maîtrise du langage écrit.
 

© Collection Lobster films
© Collection Lobster films


Ce Chaplin mal à son aise, on le voit, d’ailleurs, dans certaines des archives que vous montrez…

 

Y. J. : Dans les films amateurs que l’on possède, les films tournés par des amis, les films de famille, etc., il fait quasiment toujours le pitre devant la caméra : on sent qu’il est constamment en représentation, qu’il fait ce qu’on attend de lui, et on ne peut s’empêcher de penser qu’il tente d’échapper aux postures et aux conversations sérieuses. C’est d’ailleurs très émouvant : que ce soit dans les années 1920 ou lorsqu’il est octogénaire, il fait toujours la même chose. J’avais même pensé faire un bout-à-bout de toutes ces pitreries et le monter en parallèle avec des extraits de ses films pour montrer que ce sont ses mêmes trucs de clown.
 

F. A. : Toute sa vie – et cela ressort en particulier de son autobiographie – Chaplin a été extrêmement impressionné par les personnalités politiques, intellectuelles, artistiques qu’il a croisées, notamment quand il voyage en Europe au début des années 1930. On peut même parler de complexe social chez lui. C’est comme s’il n’avait pas conscience que son génie artistique lui a ouvert les portes de ce monde où il ne se sent pourtant pas vraiment à sa place.
 

Y. J. : Il y a une autre chose troublante : les fréquentations de Chaplin, c’est un peu Point de vue, images du monde : des grands bourgeois, des nobles et des princesses. À quelques exceptions près – Einstein, Wells, quelques autres –, ce sont des gens qui sont radicalement à l’opposé de ses convictions humanistes et progressistes et qui, malgré leur admiration, le tiennent pour un « rouge ». C’est un des paradoxes de Chaplin : défendre le petit peuple et fréquenter le grand.


 

Ce qui est certain, c’est que dans le domaine artistique, en revanche, Chaplin ne souffre d’aucun complexe et se sent parfaitement à sa place, précoce, sûr de lui et visionnaire...

 

F. A. : Il est né avec le cinéma et il est là au bon moment, on peut dire qu’il est l’un de ceux que le cinéma, à ses débuts, attendaient. Ça, c’est la chance. Mais ensuite, c’est lui qui provoquera par son audace les bons moments. Il engage un bras de fer avec ses producteurs pour devenir réalisateur… à 25 ans, et après seulement trois mois d’activité et une quinzaine de courts-métrages ! À 32 ans, il est son propre producteur. Et pas le plus petit. Il est le roi. Et même quand il se trouve en décalage – l’avènement du parlant –, il fait ce qu’il veut. Toute sa vie, ce sont des coups de poker et la conquête de la liberté (qu’il perdra en grande partie dans ses tout derniers films). Artistiquement et économiquement, c’est un cercle vertueux : plus il a de l’argent et plus il est libre, plus il investit dans son art, ses films en sont encore meilleurs et lui rapportent plus d’argent et de liberté, etc. En somme, la chance, l’audace et l’indépendance au service de la liberté artistique.
 

Propos recueillis par Christophe Kechroud-Gibassier