Nus & Culottés - Objectif Mont-Saint-Michel

Entretien avec Nans et Mouts

Organiser un concert au dessus du Mont-Saint-Michel après avoir traversé la France : tel était le nouveau défi de Nans et Mouts dans ce prime exceptionnel. Pour nous, ils reviennent sur cette aventure, et sur toutes celles qui ont nourri ces années de vagabondage.

 

Quelle est la genèse de ce nouveau projet : organiser un concert au-dessus du Mont-Saint-Michel ?

Mouts : Nous savions que ce voyage allait donner lieu à une diffusion un peu particulière. Nous voulions un défi à la hauteur de ce film événement, plus long que les autres épisodes. D’un côté, l’ambition était de (re)traverser la France autrement, en partant du Sud-Est jusqu’au Mont-Saint-Michel. De l’autre, nous avions un rêve un peu fou : organiser un concert dans le ciel, que ce soit en avion, en ULM ou en montgolfière. C’est l’alliance de ces deux idées qui a donné naissance à cette aventure insolite.

Plus généralement, est-ce toujours ainsi que vous choisissez vos défis, en les associant à cette part de rêve et d’impossible ?

Mouts : Au début, on se connecte à nous-mêmes en se demandant : qu’est-ce qu’on a envie de vivre ? Cette fois, la musique s’est imposée. Elle accompagne souvent nos voyages, mais en faire l’objectif principal, c’était nouveau. Nous voulions quelque chose de beau, de poétique. Quoi de plus symbolique que le Mont-Saint-Michel, lieu si emblématique de la France ? Puis est venue cette idée un peu folle : où est-ce le plus compliqué de donner un concert ? Dans le ciel.

Vos objectifs frôlent toujours l’inatteignable. Vous est-il déjà arrivé d’échouer, d’abandonner ?

Nans : Sur quarante-cinq voyages, nous avons renoncé trois ou quatre fois. Mais ces « échecs » nous rappellent que l'objectif n’est pas dans la destination ; il est dans la relation. Finalement, nous avons raté certains de nos défis, mais réussi tous nos voyages.

Après autant d’aventures, prenez-vous toujours autant de plaisir à partir à la découverte ?

Mouts : « Partir à la découverte », c’est ce qu’on explore à chaque fois à travers nos voyages. Nous tenons à maintenir cette flamme brûlante, qui consiste à rencontrer l'autre. Au fond, c’est ce qui se joue dans le vagabondage. Partir en emportant moins que ce que l'on pourrait prendre. Partir sans argent ni vêtement, c’est s’obliger à s’en remettre aux autres et à la vie. Ce vagabondage est indépendant de la géographie. C’est une expérience que l’on peut même transposer dans nos vies sédentaires, une philosophie que l’on peut appliquer à nos quotidiens.

« L'objectif n’est pas dans la destination ; il est dans la relation. »
Nans

Vous ne partez pas totalement nus, puisque votre caméra vous accompagne. Quel rôle joue-t-elle dans vos rencontres ? Facilite-t-elle les échanges ou crée-t-elle, au contraire, une certaine méfiance ?

Nans : Pour avoir voyagé dans les mêmes conditions, mais sans caméra, le résultat est toujours le même. Nous sommes accueillis par des inconnus, dormons dans leurs draps et partageons des moments précieux avec eux.

La caméra nous apporte son lot de contraintes : gérer les batteries et les cartes mémoire, rassurer les personnes filmées, les mettre à l’aise… Sans caméra, il serait parfois plus simple d’être accueillis chez certaines personnes.

Pourtant, la caméra peut aussi constituer un gage de confiance, et devenir ce passeport nous permettant d’entrer dans l’intimité de l’autre.  

Pourriez-vous vivre la même expérience sans caméra ni projet de tournage ? Par extension, l’itinérance pourrait-elle devenir votre mode de vie ?

Mouts : Ce n’est pas le choix que nous avons fait pour nos vies. Nous, ce sont des expériences que l’on vit par fragment. Pourtant, nous les rencontrons, ceux qui ont vécu – ou vivent encore – des expériences de vagabondage. Par ailleurs, nous recueillons leur témoignage dans Walp, notre nouvelle revue qui donne une voix à ceux qui ont pris le parti de vivre nomades, libres et sans attaches.  

Nans : Avant Nus & Culottés, c’était déjà notre façon de voyager. Pour ma part, j’ai vadrouillé plus d’un an et demi en Amérique, accompagné d’un ami et avec peu d’argent. Aujourd’hui, voyager en filmant nos aventures est devenu notre métier, mais à l'origine c’était avant tout une passion.

Vos engagements et vos choix reflètent une grande sensibilité à l’écologie et à ses enjeux. Est-ce que Nus & Culottés est aussi un espace que vous investissez pour promouvoir d’autres rapports au monde, plus conscients du vivant et détachés de nos habitudes citadines ?

Mouts : Je dirais que non. Certes, ces sujets nous touchent et sont importants pour nous. Par ailleurs, nous rencontrons parfois des gens qui vivent de manière alternative, mais ce n’est pas ce que nous recherchons spécifiquement. Dans Nus & Culottés, nous cherchons avant tout à découvrir des univers qui nous sont étrangers. Nous valorisons l’art de la rencontre : oser se rencontrer, dépasser ses jugements, ses a priori, et tout ce qui pourrait freiner la curiosité mutuelle.

Nans : L’objectif de Nus & Culottés, c’est d’encourager les gens à se rencontrer. Pour nous, une société où les gens se rencontrent est une société en bonne santé.

Nans : On pourrait dire que le mantra de Nus & Culottés est « S’il vous plaît ». Au sens propre du terme : si cela vous plaît, si cela vous fait plaisir. 

« Nous valorisons l’art de la rencontre : oser se rencontrer, dépasser ses jugements, ses a priori, et tout ce qui pourrait freiner la curiosité mutuelle. »
Mouts

Comment expliquez-vous qu'à chaque rencontre les gens vous ouvrent si facilement leur foyer et leur intimité ?

Mouts : Nous vivons dans une société où les limites matérielles ont été poussées à l’extrême. Chaque étage de chaque immeuble est équipé d'eau potable, de toilettes, de gaz, d'électricité… C'est impressionnant d’observer l’évolution du confort ces dernières décennies. Pourtant, c’est un progrès qui nous éloigne les uns des autres, sans nous rendre plus heureux. De plus en plus de gens prennent des antidépresseurs, souffrent de burn-out… Pour lutter contre cette misère affective, nous devons renouer avec ce besoin fondamental d’être en relation. C’est ce qu’on essaye de faire dans nos voyages, à travers le temps qu’on dédie à nos rencontres. Nous sommes toujours accompagnés de cette phrase : « Nous n'avons pas d'argent, mais nous sommes millionnaires en temps. » En offrant du temps, les gens s'ouvrent et se livrent.

Justement, avez-vous des limites de temps pour tourner un épisode ?

Mouts : Nous avons toujours refusé qu'il y ait une forme de course contre la montre derrière le tournage d’un épisode. Il faut préserver cet espace de gratuité et de vacuité, nécessaire à la rencontre et à sa floraison.

L’émission continue de rencontrer son public. Après tant de saisons, comment expliquer que le concept ne s'essouffle pas et suscite toujours le même enthousiasme ?

Nans : Depuis le début de Nus & Culottés, on ne s'adresse pas à des individus, mais à l'humanité. On s’adresse aux individus dépouillés de leur casquette et de leur étiquette. On ne s'adresse non pas au flic, mais à l'homme de 40 ans qui, comme toi et moi, cherche à nourrir ses enfants et à passer du temps avec ses proches. On ne s'adresse pas à la secrétaire rencontrée dans la rue ni au chauffeur de bus, mais à l'humain en eux : c’est lui qui nous tend la main et nous ouvre sa porte. Nos publics se reconnaissent dans cette humanité partagée et sont touchés par son authenticité, d’où peut éclore des rencontres en toute fraternité.

Récemment, une femme s’est confiée à moi : « Quand je regarde Nus & Culottés, j'ai l'impression de vivre un moment de communion. C'est comme si nous étions des milliers à chanter la même chanson. » Nos spectateurs sont sensibles à ces moments où nous sommes pleinement présents les uns avec les autres, les uns pour les autres.

« Nous n'avons pas d'argent, mais nous sommes millionnaires en temps. »
Mouts

Vous enchaînez les projets, pris dans le rythme du « trop-vite » et du « pas-le-temps ». Pourtant, après chaque tournage aussi riche en émotions, n’avez-vous pas besoin d’un retour progressif à la réalité, le temps d’assimiler toute cette intensité, avant de repartir ?

Mouts : Aujourd’hui, nous sommes conscients du nombre d’histoires qu’il reste à vivre et à raconter. Le retour à nos vies sédentaires est un peu un retour en enfer, et nous voulons regoûter à quelque chose de vivant. Pourtant, à chaque fois, on ressent ce besoin de retrouver un espace pour prendre du recul et décanter. Retrouver ces endroits où l’on s'offre des interstices, c'est ce qui nous permet de vraiment rencontrer la vie. C’est pourquoi nous sommes actuellement dans une phase de jachère et de sédentarité, nécessaire pour retrouver l’envie de partir à la rencontre.

L’itinérance implique un nomadisme relationnel où chaque rencontre, aussi puissante que brève, peut se conclure par un adieu. Comment gérer la douleur du partir ?

Nans : Évidemment, chaque séparation est aussi un déchirement, car on ne sait jamais si nous reverrons la personne rencontrée. Pourtant, c’est aussi ce qui nous plaît. Dans le quotidien, on laisse aux relations le temps de s’épanouir. Dans le voyage, l’engagement est sur l’instant. Nous allons peut-être rester quelques jours ensemble, une nuit, une heure ? Peu importe. Ce qui compte, c’est ce que l’on va pouvoir partager dans cet espace-temps. Et on donne tout, on ne retient rien. Je veux donner tout ce que j’ai à donner, recevoir tout ce que je peux recevoir, parce que c’est peut-être la dernière fois que nous aurons l’occasion de le faire.

Bien sûr, chaque départ est un deuil. Frédéric Lopez s’est par ailleurs confié sur la douleur de ces séparations, l’ayant contraint à mettre un terme à Rendez-vous en terre inconnue.  

Pour que le lien si particulier que vous entretenez avec les gens puisse se tisser, vous adoptez une posture d’écoute et de décentrement exceptionnelle. Défaits de vos préjugés, vous devenez cette page blanche, tout entière ouverte et prête à recevoir l’autre. Pourriez-vous décrire cette attitude qui permet à la rencontre de pleinement se réaliser ? 

Nans : Il y a cette phrase qui nous guide avec Mouts : « Dans la relation, on a le choix entre avoir raison ou être heureux. » Nous avons choisi la deuxième option, qui nécessite d’aborder l’autre sans a priori, l’observer avec un regard d’enfant et l’explorer comme un nouveau pays. J’aime la double lecture du mot « innocence » en anglais : « in no sense » – ne pas chercher le sens, mais les sensations. Nous essayons d'arriver avec cette ouverture dans l’attitude, pour se libérer des jugements. Bien souvent, rencontrer quelqu’un, c’est essayer de valider nos a priori sur le monde et conforter nos opinions politiques, religieuses, sociales… Rares sont les occasions où l’on se laisse pleinement plonger dans l’inconnu, où l’on accepte de ne pas voir l’autre à travers le masque qu’on lui a attribué. Mais quand cela arrive, c'est tellement beau, jubilatoire.

Je repense à cette autre phrase : « J'ai plus de plaisir à rencontrer quelqu'un qu'à le juger. »

Dans notre vagabondage, on arrive sans nos vêtements. Pourtant, la vraie nudité, c’est celle qui met à poil notre pensée. Mais elle est plus complexe à atteindre, et demande du feu, de l’énergie.

« La vraie nudité, c'est celle qui met à poil notre pensée. »
Nans

Au fond, cette passion de l’humain que vous alimentez, elle requiert beaucoup d’humilité et de curiosité ?

Mouts : Ce sont des choses sur lesquelles on travaille à chacun de nos voyages. Être curieux, c’est un choix. Je me rends compte que lorsque je ne le suis pas, des tensions montent, je m’ennuie, je m’agace. Ce n’est pas confortable.

Je suis touché que tu lises cette humilité en nous, mais nous ne sommes pas nés avec – ou peut être que si, mais nous l’avons retrouvée en chemin. Je ne m’estime pas plus humble qu’un autre. En revanche, je peux nous reconnaître une qualité et une chance : notre détermination à l’atteindre. C’est une qualité en dormance dans nos sociétés, mais que l’on retrouve chez beaucoup de vagabonds.  

À notre époque, on peut passer toute une vie sans tisser de liens de confiance avec les autres. Mais dans ces voyages où l’on n'a rien – ni vêtements, ni brosse à dents, ni logement –, on ne peut que s’en remettre à l’autre, en se donnant toutes les chances pour que la relation fonctionne. Sans cet effort, notre vie est mise danger, littéralement. J’aime découvrir ces capacités que le vagabondage réveille en nous. Il s’agit de qualités humaines qui se sont endormies après 10 000 ans de sédentarité. Les murs, les fenêtres, les téléphones… : c’est une bavure de notre histoire. Derrière, nous avons 290 000 ans de nomadisme dans nos veines. Avant, nous savions entrer en relation, c’était même nécessaire à la survie. C’est un apprentissage qui se renouvelle chaque fois qu’un individu se retrouve sur la route. En chemin, il n’apprendra pas la politesse ni le savoir-vivre, mais découvrira la gratitude et la tolérance. Il ne s’agit pas d’intérioriser des codes ou des conventions sociales, mais de développer une sensibilité qui permette aux relations de fleurir.

 

Propos recueillis par Agathe Souchu