MORUROA PAPA
Documentaire

Moruroa papa

Archipels

 

Il y a cinquante ans, un homme quittait sa Bresse natale pour travailler sur le site des essais nucléaires à Moruroa, en Polynésie française. Dans ce documentaire poignant, son fils Paul Manate Raoux fait resurgir ce passé secret, classé « secret défense », qui le questionne depuis son adolescence.

 


 

Daniel Raoux a travaillé comme chef de zone à Moruroa (atoll de l’archipel des Tuamotu en Polynésie française) dans les années 60.  Aujourd'hui, il vit à Rurutu, île située dans l'archipel des Australes, où il s’est isolé, avec sa femme, ses chiens et ses souvenirs. Son fils Paul lui rend visite et tente de le faire parler de ce passé qui plane comme un lourd héritage inconscient au sein de cette famille.

Au départ, il y a une promesse. Celle que Paul a faite à son fils Louis, 15 ans, de l’emmener avant ses 18 ans sur l’île de ses ancêtres. 

Mais il y a surtout un regret. Celui de ne pas savoir qui est vraiment son père, ou plutôt l’impression qu’il lui manque quelque chose de lui. Il sait qu’il a travaillé à Moruroa quand il était enfant, mais il ne connaissait pas son travail, ni ce qu’il ressentait à l’époque et ce qu’il en pense aujourd’hui. 

À travers le passé secret de son père, le réalisateur aborde le thème de la reconstruction d’une famille, métisse et composite, faite d’identités disparates mais étrangement solidaires. Un film sur l’héritage et la mémoire, la filiation et la transmission.

 

Affiche de " Moruroa papa " ©A Perte de Vue

52 min

Ecrit et réalisé par
Paul Manate Raoux

Production
A perte de Vue / Filmin’Tahiti /France Télévisions Nouvelle - Calédonie La 1ère

2022

Extrait

ID de la video FTV Preview

Entretien avec Paul Manate Raoux, le réalisateur

Le film évoque des questions qui vous habitent depuis votre jeunesse ? Comment est venu ce projet de film ?
Paul Manate Raoux
: Quand j’étais enfant, papa travaillait à Moruroa, mais je n’en avais pas conscience. Ce n’est qu’à l’adolescence que les choses me sont apparues. Je questionnais souvent papa sur son travail là-bas, le harcelais de reproches sur le colonialisme atomique, mais il se renfermait immédiatement en invoquant le « Secret défense » et la nécessité des essais pour l’indépendance stratégique et énergétique de la France. Je n’ai pas eu l’idée d’un film en réalité. Les choses sont venues à moi, le film m’est tombé dessus en quelque sorte, précisément parce que je n’en avais pas le projet. Cela faisait huit ans que je n’avais pas vu mes parents, et j’avais promis à mon fils Louis de l’emmener avant ses quinze ans à Rurutu, où mes parents sont repartis vivre. C’est à ce moment-là qu’a germé la volonté de requestionner papa sur Moruroa. Je me suis dit que peut-être, il accepterait, à la retraite, de parler. Et je pense que moi aussi, j’étais prêt à recueillir sa parole sans animosité. J’ai acheté une petite caméra, un micro et un pied en me disant qu’en formalisant les choses de manière filmique, notre entretien serait plus solennel et « sérieux ». A ce moment, je voulais juste garder une trace, aller au bout de mon désir intime et enfantin de savoir ce « que faisait papa ». Je n’ai rien écrit au préalable, j’ai recueilli les dires de papa, puis j’ai filmé Louis en train de pêcher, ma mère dans sa cuisine, les chiens qui se battaient pour manger… Beaucoup plus tard, j’ai retrouvé plusieurs bobines 16 mm que mon père avait tourné dans les années 60 et 70. Peu à peu, une histoire s’est construite dans ma tête autour du déni, de notre famille franco-tahitienne, de la mémoire cachée des essais nucléaires…

Comment avez-vous pensé la position de votre père dans le film, et comment a-t-il appréhendé votre démarche ?
P.M.R
. : Papa se méfie de moi. Il sait que je ne suis pas d’accord avec lui, avec le sens de son travail et de son engagement. Mais je pense qu’il a accepté de raconter ses années Moruroa car au fond de lui, il était heureux et fier que je m’intéresse encore à ce qu’il a « accompli » à Moruroa. Derrière les révélations sur Moruroa et son vocabulaire scientifique, il y a la parole d’un père qui se confie à son fils. Pour moi, le cœur du film réside dans ce dialogue que nous n’avons jamais eu, dans cette conversation intime et secrète qui recouvre notre histoire filiale. En le filmant, j’ai voulu délibérément le cadrer en « contre-jour », en faire une ombre indistincte difficile à cerner, avec en arrière-plan le paysage flou mais idyllique de l’imagerie polynésienne (un cocotier, le ressac des vagues). Il y avait aussi la volonté de jouer avec les codes du reportage « criminel » où le visage des témoins est flouté, et justement filmé en contre-jour pour cacher leur identité. Bien sûr, c’est un simulacre puisqu’on voit par ailleurs tout le temps papa à visage découvert dans le film. Papa n’est pas dupe et plusieurs fois dans le film, lors de séquences anodines prises sur le vif, il me lance des regards inquisiteurs ou froids qui disent « je t’ai vu, je sais que tu filmes, tu ne m’auras pas », mais aussi parfois « je suis content que tu me regardes ».

Et votre maman, vos frères et sœurs ?
P.M.R
 : J’ai découvert en les interrogeant qu’ils s’étaient eux-mêmes mis dans un état de distanciation complice avec le sujet tabou de Moruroa, dans une sorte de déni inconscient de la gravité du sujet. Maman, parce que cela ne l’intéresse pas, et parce que, comme beaucoup de Polynésiens, elle ne se plaint pas, par fierté ou par honte. Mon frère et mes sœurs, parce qu’ils ne veulent garder que les bons souvenirs : le papa de tout le monde, héroïque et protecteur. Ils ont mis du temps à comprendre ma démarche, ils me voyaient les filmer, interroger papa, mais se disaient simplement « ah Paul fait encore ses trucs ». Mais quand ils ont compris que je faisais un film sur les années Moruroa de papa, donc que le film pouvait être délicat et en quelque sorte politique, ils ne m’ont pas « empêché ».

Les images 16 mm tournées par Daniel Raoux sont un matériau d’une grande richesse, comment les avez-vous travaillées dans le film, liées à votre tournage contemporain ?
P.M.R. : Ce sont des images en réalité assez classiques que beaucoup de familles possèdent. Des images-souvenirs d’anniversaires, de mariages, de fêtes, de scènes de vie familiales. Mais ici, évidemment, elles prennent une tout autre dimension parce qu’elles reflètent concrètement et symboliquement l’invisibilité des essais nucléaires. Papa avait beaucoup filmé son travail à Moruroa avec une caméra du CEA mais il coupait scrupuleusement toutes les images et les remettait à sa direction pour respecter l’injonction « Secret Défense » de sa hiérarchie. Ne restent alors, comme le souhaitait le storytelling étatique de l’époque, que des images de douceur de vivre exotique et pacifique. Mais c’est aussi une vérité, un témoignage de l’ambiance heureuse et prospère de ces années de « Trente Glorieuses », où la bombe apportait du travail, des hôpitaux, des aéroports, des routes, du champagne et du Coca Cola… J’ai tenté de traiter ce matériau nostalgique et intime comme une des sources de mon enquête. Dès le début, je me suis refusé à recourir aux archives institutionnelles de l’INA ou du service des armées, et surtout à montrer une explosion atomique, pour rester dans le champ du regard de mon père. Parallèlement à l’entretien avec papa où surgissent des aveux et des révélations scientifiques et prosaïques, les images 16 mm tournées par papa sont de l’ordre de l’intime, mais documentent autant le personnage et le sujet du film, si on les décrypte un peu. Le mariage de mes parents est celui de l’État français avec la Polynésie, les bringues où se mélangent Frani (Français de Métropole) et Tahitiens disent quelque chose de la communion de deux peuples scellée autour de la joie et de l’oubli, les images floues de papa faisant du ski nautique dans le lagon de Moruroa participent au « surréalisme fantasmatique » des essais nucléaires dans le Pacifique. Et à la fin, lorsque je retrouve trois minutes de pellicule tournées à Moruroa, le 16 mm devient une preuve intangible, un élément de dramaturgie déterminant dans le récit contemporain du film.

Comment souhaitez-vous que le film résonne auprès de ceux qui le regardent ?
P.M.R.
: J’espère que papa ne sera pas vu simplement comme un « bourreau », un colon sans remords ni compassion envers le peuple et la terre de Polynésie qu’il chérissait de tout son cœur. Que cette mémoire, complexe et plurielle, autour d’un sujet lointain et oublié, ne s’efface pas.

Propos recueillis par la production

Paul Manate Raoux

Visuels

©A Perte de Vue
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Daniel Raoux

Archives personnelles du réalisateur

Moruroa papa ©A Perte de Vue

Daniel Raoux

Moruroa papa ©A Perte de Vue

Louis, le fils du réalisateur

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