A BOUT DE SOUFFLE
Place au cinéma

À bout de souffle

Cinéma - Lundi 24 octobre 2016 à 20.50

De longues déambulations sur les Champs-Élysées, des audaces formelles à chaque plan, Jean Seberg qui demande « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? » et Jean-Paul Belmondo qui se passe le pouce sur les lèvres : cette semaine, dans « Place au cinéma », Dominique Besnehard propose « À bout de souffle » de Jean-Luc Godard, le film-manifeste de la Nouvelle Vague.

À quoi reconnaît-on un chef-d’œuvre ? Pas tant à sa capacité à bien vieillir — comme on le dirait d’un bon vin —, ni à son caractère « intemporel » — le cliché de l’œuvre figée dans sa perfection —, mais à son habileté à saisir, par des détours chaque fois différents et surprenants, le spectateur. Quand, en 1960, Jean-Luc Godard, 29 ans, se lance dans la réalisation d’À bout de souffle, le cinéma français, qu’il a autant analysé que fustigé comme critique, est en pleine ébullition. Ses jeunes collègues des Cahiers du cinéma et de la revue Arts tournent leur premier film en réaction à la tradition esthétique et morale d’une « certaine tendance du cinéma français », selon la célèbre tribune polémique de François Truffaut, parue six ans plus tôt dans Les Cahiers du cinéma. Alain Resnais vient de finir Hiroshima mon amour, Jacques Rivette a tourné Paris nous appartient, Claude Chabrol a réalisé coup sur coup Le Beau Serge et Les Cousins. Quant à François Truffaut, après le triomphe cannois des 400 Coups (Prix de la mise en scène en 1959), il est propulsé chef de file de ce qu’on ne tardera pas à désigner, à la suite de Françoise Giroud dans L’Express, comme « la Nouvelle Vague ». Rien d’étonnant à ce que, au générique d’À bout de souffle, on retrouve Claude Chabrol en conseiller artistique, et François Truffaut comme scénariste : s’il se veut « à bout de souffle », le premier film de Jean-Luc Godard n’en est pas moins porté par la même ardeur et soif de liberté que celles de ses compagnons de route.

Une urgence maquillée en nonchalance

Tourné en décors naturels avec une caméra légère — la fameuse Cameflex, qui, utilisée avec une pellicule particulièrement sensible à la lumière réelle, marquera l’esthétique du film —, À bout de souffle capte le Paris de la fin des années 1950 autant que, dans des scènes largement improvisées, la gestuelle au naturel des comédiens (Jean-Paul Belmondo, tout juste sorti du cours Florent, et Jean Seberg, la jeune star hollywoodienne révélée par Otto Preminger dans Bonjour tristesse). Un film sur le vif et un film à vif : la fuite à Paris du voyou Michel Poiccard, pourchassé par la police après avoir tué un gendarme sur la N7, y est guidée par une sorte d’urgence qui, par élégance, se maquille en nonchalance. Déambulations le long des Champs-Élysées, ballets amoureux dans une chambre d’hôtel exiguë, longues discussions en voiture : le film prend son temps comme si, conscient de suivre la route balisée que le film noir destine à son héros (« Nous sommes des morts en permission », lit-on au détour d’un plan sur le roman de Maurice Sachs, Abracadabra), il pouvait s’autoriser à prendre tous les chemins de traverse. Et chaque plan révèle un geste cinématographique d’une formidable insolence. Jean-Luc Godard choisit des plans tremblés, use d’un montage syncopé, assume des digressions gratuites (apparition du réalisateur Jean-Pierre Melville : « Quelle est votre ambition dans la vie ? / Devenir immortel et mourir »), ose les regards caméra (« Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez vous faire foutre ! »), se joue des mots d’auteur en en inventant d’absurdes (« Fonce Alphonse », « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? »)… Toutes ces audaces font encore aujourd’hui d’À bout de souffle le film-manifeste de la Nouvelle Vague, sans pour autant le figer dans un moment de l’histoire du cinéma. Elles lui confèrent au contraire une sorte d’éternelle jeunesse qui transforme chaque nouvelle vision en une révision complète de la précédente, comme une perpétuelle redécouverte. À quoi reconnaît-on un chef-d’œuvre ? À À bout de souffle.

Cyrille Latour

A BOUT DE SOUFFLE

Film (France)

Durée 89 min

Réalisation Jean-Luc Godard

Musique Martial Solal

Production Société Nouvelle de Cinématographie et Imperia Films

Avec Jean Seberg, Jean-Paul Belmondo, Daniel Boulanger, Roger Hanin, Jean-Pierre Melville…

Année 1960

 

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