25 nuances de doc

Inspiré de l’emblématique « 25^e heure », notre nouveau rendez-vous, 
« 25 nuances de doc », proposera, chaque mardi, des films uniques, français, européens ou d’ailleurs, des films inédits ou encore anciens. Son ambition est de célébrer le cinéma documentaire, avec des œuvres singulières et fortes, pour nous donner à voir un monde tout en nuances. 

Nous proposons chaque semaine une sélection de pépites documentaires, dont la pertinence et la modernité sont passionnantes. C’est le cas de La Conquête de Clichy, de Christophe Otzenberger, qui sera le premier film présenté pour inaugurer ce rendez-vous. Nous souhaitons également pouvoir offrir un espace de diffusion d’œuvres du cinéma français ou international n’ayant pas eu d’exposition sur les grandes chaînes publiques. C’est le cas de La Sociologue et l’Ourson par exemple. Ou encore mettre en lumière des films ayant vécu sur d’autres plateformes de diffusion, tels que Lève-toi et marche. 

Nous avons à cœur d’accueillir des œuvres portant l’exigence de recherches esthétiques, du beau, de points de vue forts et affirmés, et d’histoires surprenantes. Ce rendez-vous nocturne nous donnera à découvrir tous les formats, toutes les audaces formelles, avec cependant comme mission de rester accessibles au plus grand nombre. 

Nous souhaitons que ces 25 nuances puissent porter haut, fort et loin les couleurs de la création française, européenne et internationale.

Nous souhaitons enfin faire rayonner longtemps les œuvres, et une chaîne YouTube sera créée pour abriter les films après leur diffusion. 

Bienvenue et longue vie à ces 25 nuances de doc !

Fin 1993. Le Parti socialiste, alors au pouvoir, vient de connaître une monumentale déroute électorale aux législatives de février. La ligne de mire, désormais, c’est la présidentielle de 1995, qui verra comme on sait des affrontements fratricides à gauche et surtout à droite. En attendant, la ville de Clichy-la-Garenne (une cinquantaine de milliers d’habitants) est, au cœur des Hauts-de-Seine, territoire de Charles Pasqua, un bastion de gauche, enjeu d’un duel traditionnel entre socialistes et communistes. Jacques Delors y fut élu en 1982. Mais c’est un bastion plutôt mal en point. Dans un contexte de montée du Front national, le maire socialiste de l'époque, Gilles Catoire, mal élu en 1989, sent arriver le boulet. La droite flaire qu’il y a une place à prendre et parachute un challenger quasiment inconnu – cornaqué par l’impayable Patrick Balkany, maire de Levallois-Perret – rafler la mise aux élections cantonales de mars 94, censées ouvrir ensuite les portes de la mairie.
À son tour, Christophe Otzenberger, qui n'est encore que comédien et producteur, flaire qu’il y a là une matière en or. « J’ai pensé à un film à faire, un film où la politique ne serait pas dénigrée mais auscultée. » (1) C’est la première intuition brillante de ce film : Clichy est un échantillon, un laboratoire où saisir in vivo « ce que sont aujourd’hui les idées devenues », ce que signifient au quotidien les mots militantisme, terrain, clientélisme... Au fond, La Conquête de Clichy n’est pas tellement un film sur Clichy...
Ce laboratoire est exceptionnel. D’un côté, donc, le peu charismatique Catoire : timide, gentiment godiche mais finalement assez peu sympathique. Une catastrophe. De l’autre, Didier Schuller, bête de scène (ou de foire), qui laisse bouche bée, partagé entre le rire et le dégoût. Le premier, persuadé qu’on est là pour le dégommer, va s’employer à fuir la caméra du réalisateur comme la peste. Le second crève littéralement d’être à l’image. « J’ai tout de suite senti son désir d’être filmé, de se montrer, d’exister, à ses yeux et à ceux des autres. J’ai compris que le film allait vivre mais qu’il me faudrait, faute de combattant socialiste, changer le titre initial du projet. Il ne s’appellerait plus La Bataille de Clichy mais La Conquête. »
D’un point de vue purement technique, Schuller est excellent. L’énergie d’un VRP, le bagout d’un vendeur de presse-agrumes sur les marchés, de la gouaille pour cinq et absolument aucune retenue : il serre les mains et claquent des bises aux vieilles dames avec la puissance d’une machine, tape la conversation, balance des blagues et des conneries comme le plus endurci des piliers de comptoirs, ratisse dans tous les sens (cathos, racistes, Arabes...), imite le brame du cerf à la fin du dîner, avant que son épouse ne vienne le rejoindre sous la table, promet l’aide de Charles Pasqua dans les affaires de la ville, etc. Il est même plus qu’excellent. Il est pire. Avec lui, c’est l’irruption du refoulé, il n’a pas de surmoi, comme disent les psy. Il dit tout haut ce que les politiques pensent tout bas. « Je sais, c’est démago. Mais tout le monde l’est, alors... » Tandis que son épouse, mi-charme mi-cynisme, enfonce le clou : « Un électeur, c’est comme un enfant ou un chien. Il vote pour toi si tu lui donnes quelque chose. » Avec eux, on plonge. Jusqu’au fond. Médusé, écœuré.
Pourtant, et c’est l’autre intuition géniale de ce film, La Conquête n’est pas tellement un film sur Didier Schuller non plus. Certes, c’est un très bon client. Avec le recul, on se dit pourtant : après tout, lui ou un autre... « J’avais décidé de ne filmer Schuller qu’en public, car je ne voulais pas faire un portrait de lui mais filmer la politique de terrain. (...) Schuller, je le répète, était l’incarnation de toute une génération de politiques ! » On pourrait évoquer une fois encore la sortie du film de Christophe Otzenberger au milieu du scandale des HLM des Hauts-de-Seine, ses épisodes à rebondissements (affaire Schuller-Maréchal, fuite des Schuller aux Bahamas, puis en Républicaine dominicaine, cavale de dix ans, trahisons, retour, etc.) ou peut-être faut-il s'en garder. Toutes ses péripéties ont servi La Conquête de Clichy, l’ont fait connaître, lui ont attiré un public, Otzenberger ne s’en cachait pas. Mais elles lui ont aussi fait écran. Aujourd’hui, que savent de tout cela les moins de 35 ans ? Ce film exemplaire n’en a finalement que plus de force ; il est l’un des rares à avoir pu ou su regarder dans les yeux, sans ciller, un certain visage de la politique et de la farce électorale.

Christophe Kechroud-Gibassier

(1) Les citations sont extraites de l'entretien avec Pierre Breitman réalisé en 2006 pour le livret du DVD de La Conquête de Clichy (© Arte Éditions).