Trente ans après la disparition de Gaston Monnerville, le documentaire d'André Bendjebbar et Lionel Boisseau rend hommage à un homme politique de conviction au destin hors du commun.
Petit-fils d’esclaves, Gaston Monnerville est le seul président noir que le Palais du Luxembourg ait connu. Président de la Haute Assemblée pendant vingt-deux ans, de 1947 à 1968, il a porté pendant son mandat la défense du Sénat et de la démocratie parlementaire en s’opposant fortement au général de Gaulle.
Né de parents martiniquais en 1897 à Cayenne, Gaston Monnerville quitte la Guyane en 1912 pour l'Hexagone. Étudiant brillant à Toulouse, il devient avocat.
Devant la cour d'assises de Nantes, en 1931, il obtient l'acquittement de quatorze Guyanais inculpés pour meurtres et pillages après la mort suspecte, trois ans plus tôt, de Jean Galmot, un candidat aux législatives en Guyane. Ce procès des « insurgés de Cayenne » le révèle comme un orateur hors pair. Ce succès lui ouvre les portes d'une longue carrière politique.
Député radical de Guyane en 1932, Gaston Monnerville devient maire de Cayenne trois ans plus tard. Il accède au gouvernement comme sous-secrétaire d'État aux colonies en 1937 et obtient l'abolition du bagne l'année suivante.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Monnerville rejoint la Résistance et devient en 1946, aux côtés de Léopold Bissol, Aimé Césaire et Raymond Vergès, l'un des artisans de la départementalisation de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de La Réunion.
Après guerre, il est élu sénateur du Lot, puis président du conseil général de ce département et maire de Saint-Céré.
De 1947 à 1968, Gaston Monnerville est président du Sénat, deuxième personnage de l'État. Homme de conviction, il n'hésite pas à s'opposer à de Gaulle à plusieurs reprises. Le 2 octobre 1968, il renonce à la présidence de la Haute Assemblée, appelant à voter « non » au référendum sur la réforme du Sénat voulu par le général de Gaulle. Selon lui, ce projet « inconstitutionnel, complexe, difficile et illégal (...) risque beaucoup de conduire notre pays à l'aventure ». Le non l'emporte. À six mois près, Gaston Monnerville aurait pu devenir chef de l'État.
Sa carrière s'achève au Conseil constitutionnel en 1983. Gaston Monnerville meurt à 94 ans, le 7 novembre 1991, à Paris. Rien ne prédestinait ce petit-fils d'esclave à cinquante ans de vie politique. Pendant près de vingt-deux ans, il a siégé sur le « plateau » du palais du Luxembourg, l'équivalent du perchoir à l'Assemblée nationale. En 1998, à l'occasion du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, une plaque à son effigie a été apposée au Sénat. Tout un symbole pour cet ardent défenseur des droits de l'homme qui fait aussi partie des fondateurs de la Licra, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme.
Le documentaire Gaston Monnerville, un homme caricaturé apporte un éclairage sur cette figure politique encore trop méconnue. Citoyen français né en Guyane, la voix de Gaston Monnerville résonne à jamais dans la mémoire collective. À travers des images d'archives, des regards et des témoignages de personnalités politiques, le documentaire retrace le parcours d'exception de cet homme d'État français. Au fil du récit, caricatures de presse de l'époque et ombres chinoises présentent les grands combats de Gaston Monnerville pour l'égalité raciale et civique. Un film ancré dans une actualité plus que jamais présente...
Inédit
52 min
Un documentaire réalisé par
André Bendjebbar
Lionel Boisseau
Auteur
André Bendjebbar
Production
Merapi Productions
Avec la participation de
France Télévisions
2021
À voir en avant-première sur La1ere.fr, l'offre numérique Outre-mer de France Télévisions, le lundi 31 janvier à 18.00, puis sur France 3 à 00.15, dans la case outremer.ledoc.
Documentaire disponible sur france.tv preview.
Interview de l'auteur et réalisateur André Bendjebbar
À l’heure où la société française traverse une crise sociale, quel héritage de Gaston Monnerville pouvons-nous revendiquer ?
À l’heure où les opinions sont en proie aux déchirures d’héritages qui déferlent depuis les États-Unis, déchirures qui portent des noms et concepts nouveaux – wokisme, indigénisme, racialisme –, il est bon de rappeler que les itinéraires historiques des États-Unis d’Amérique et de la République française sont bien différents. Cette différence apparut en pleine lumière lors d’un débat fameux, qui se déroula à Apostrophes, sous l’égide de Bernard Pivot. Au cours de l’émission, les points de vue de Gaston Monnerville et d’Angela Davis se confrontèrent hardiment. Angela à Birmingham, en Alabama, ne pouvait pas acheter des chaussures dans le quartier réservé aux Blancs. Elle le fit en se faisant passer pour Martiniquaise. Gaston Monnerville, grand juriste, affirma qu’il y avait en France des racistes, mais que la France n’était pas raciste. Il savait l’adage du roi Louis X – le royaume de France ne porte pas d’esclaves –, il savait que tout esclave arrivant en France était affranchi, et que jamais un texte constitutionnel ne donna aux hommes de couleur 3/5 d’humanité comme le fit la Constitution américaine de 1787. Il rappela que la France fut la première nation à abolir l’esclavage en 1794 en présence de députés haïtiens venus à la Convention.
L’originalité du documentaire repose sur l’utilisation de caricatures et ombres chinoises. Pourquoi ce parti pris ?
Les fonds d’archives relatifs à Gaston Monnerville sont considérables. Ils sont si considérables qu’un épisode de 52 minutes ne suffira jamais à embrasser la vie d’un homme qui vécut bon nonagénaire, qui servit trois républiques, qui fut avocat cinquante-trois ans, député plus d’une décennie, vingt-huit ans sénateur, dix-sept ans membre du Conseil constitutionnel. Un tel personnage fut en vue dès ses premières années au barreau de Paris. Les hommes en vue paient leur rançon à leur gloire et à leur exposition : ils sont caricaturés. Tout homme ou femme politique devrait espérer être caricaturé, car cela signifierait qu’ils existent, qu’ils jouent un rôle dans la cité. Les caricatures qui apparaissent et disparaissent dans les journaux sont des marqueurs de la vie publique. On ne caricature plus de Gaulle, Mitterrand, Giscard d’Estaing. La caricature de presse ne représente que les vivants célèbres. Mais, quand on se plonge dans le passé, les célébrités disparues sont toujours présentes dans les journaux. Alors, elles deviennent des pièces d’archives, des bornes de mémoire, des révélateurs d’imaginaires d’époques révolues. On s’aveuglerait à s’offusquer des caricatures, car personne dans l’histoire de France n’y a échappé : Napoléon le Corse aux cheveux plats, Louis XVIII le podagre, Louis-Philippe la poire, Napoléon III Badinguet, Clemenceau le Tigre, de Gaulle la grande Zohra. Ainsi choisir la caricature pour traiter la vie de Gaston Monnerville présente les ressources que donne une archive, et un charme que donne le dessin. Toute caricature est en fait un concentré d’informations qui donne à voir, d’un regard, une foule d’enseignements que cent mots ne parviendraient à nommer. La caricature, image laconique ou muette, a besoin cependant de vivre, de s’animer pour reprendre vie à l’écran. C’est pourquoi, à partir de caricatures, j’ai demandé à Iulian Furtuna de réaliser des figurines et des ombres chinoises pour animer visuellement les propos et les thèmes du film. Ce procédé vise à rendre aimable un sujet profond, à capter l’attention d’un public friand de choses légères, à reprendre la capacité de séduction que donne le dessin et les vignettes des bandes dessinées. Enfin, pour montrer la caricature naissante, en marche, se dévoilant elle-même, j’ai demandé à Éric Laplace (alias Placide), dessinateur de presse, de faire trois dessins sous les yeux de la caméra : de Gaulle en capitaine Haddock défiant Monnerville en Tintin ; la rencontre des deux amis, Robert Badinter et Gaston Monnerville, tous deux avocats au barreau de Paris, évoquant l’accomplissement de leurs réformes du droit ; Joséphine Baker et Gaston Monnerville espérant une union républicaine au Panthéon.
Est-il juste de dire que Gaston Monnerville a dessiné les contours des relations entre le Sénat et le pouvoir exécutif ?
Les questions constitutionnelles ont été toujours les plus difficiles à expliquer à l’opinion et aux chers écoliers et étudiants. Pourtant, elles sont essentielles, car ce sont elles qui forment le socle d’airain de la vie en société. Le droit constitutionnel est le droit qui, après le droit international, occupe le rang de primauté. Aucune loi, aucun règlement, aucune disposition ne peut enfreindre le droit constitutionnel. Gaston Monnerville était un juriste d’élite, oui d’élite, comme le montre sa thèse soutenue à Toulouse, ses succès de secrétaires de la Conférence aux barreaux de Toulouse et de Paris, ses rapports parlementaires à la Chambre des députés, puis à l’Assemblée nationale constituante. Devenu sénateur en 1946, il ne cessa de faire évoluer, en droit, le rôle que devait tenir le Sénat, alors appelé Conseil de la République. Puis, quand vint le moment de rédiger la nouvelle Constitution de 1958, il fut en contact avec tous les plus éminents juristes qui le consultèrent. Ainsi, s’il était un homme politique qui connaissait le droit de la manière la plus excellente, c’était Gaston Monnerville, guyanais et petit-fils d’esclave. Ce serait manquer à la vérité historique et politique que d’oublier que Gaston Monnerville fut le saint Georges du bicamérisme. Pour empêcher la mort du Sénat que voulait obtenir le général de Gaulle par voie de référendum, il résigna son poste de président du Sénat en 1968, et avec une foi républicaine chevillée à l’âme, il bâtit la campagne, prenant cent fois la parole, pour que le Sénat ne disparaisse pas. De Gaulle échoua à faire valider son projet, il démissionna. Alors, la caricature qui montrait de Gaulle-Goliath terrassant Monnerville-David se trouva invalidée par l’histoire. La République française vit toujours à l’ère du bicamérisme, et le Sénat est une chambre politique qui joue un rôle fondamental dans la démocratie parlementaire. Ainsi, la ligne narrative du documentaire, Gaston Monnerville, une fierté noire de la République, axée autour des deux questions qui préoccupent nos consciences contemporaines, vise, à partir d’une information d’archives de première main, à faire de l’histoire véritable une véritable histoire.