AMIE PRODIGIEUSE (L')

Elena Ferrante, son œuvre et, très peu, sa vie

La Saga prodigieuse - Folio
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L’itinéraire littéraire d’Elena Ferrante commence en 1992 en Italie, avec la publication de L’Amore

molesto. Le succès de ce premier roman est immédiat, sanctionné par le prix Procida Isola di

Arturo-Elsa Morante. À la tête du centre culturel français de Naples, l’écrivain, critique et directeur littéraire Jean-Noël Schifano, grand passeur de littérature entre l’Italie et la France, repère le livre et la romancière. Enthousiaste, en 1995, il signe la traduction française de L’amour harcelant, publiée par les Éditions Gallimard. La même année, l’adaptation du roman à l’écran sort dans les salles italiennes. Le film réalisé par le cinéaste napolitain Mario Martone remporte trois David di Donatello, l’équivalent italien des Césars, et il est présenté à Cannes.

Dix ans s’écoulent jusqu’à la publication d’I giorni dell’abbandono en 2002.

Nouveau roman, nouveau succès en Italie. Le livre paraît en français sous le titre Les jours de mon abandon. Le deuxième récit d’Elena Ferrante inspire un autre cinéaste, Roberto Faenza, en 2005. Après un troisième roman, Poupée volée, sorti en 2006, puis un livre pour enfants l’année suivante, Elena Ferrante se lance dans l’écriture de la saga qui la révèle au monde entier et lui vaut de figurer en 2016 parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde désignées par le magazine Time.

2011 marque le début de l’aventure fabuleuse : la tétralogie paraît à partir de cette date à raison d’un tome par an en Italie. À l’étranger, les États-Unis, où l’éditeur romain d’Elena Ferrante s’est implanté en 2005, s’enflamment pour le Quatuor de Naples. Une critique enthousiaste dans le New Yorker en 2013 déclenche le raz-de-marée passionné. Le public américain vibre à l’histoire de Lila et Elena, deux fillettes aux destins divergents, dont l’amitié traverse les décennies. Soutenue par le bouche-à-oreille, la ferveur gagne tous les continents. Début janvier 2017, Elena Ferrante devient l’écrivain italien le plus lu sur la planète, selon l’AFP. Tandis qu’en France paraît le troisième tome de la tétralogie et que sa talentueuse traductrice Elsa Damien travaille à celle du dernier volet, le projet d’une série télévisée inspirée de L’amie prodigieuse prend tournure en Italie et l’histoire est adaptée au théâtre à Londres. Le réalisateur Giacomo Durzi prépare, lui, un documentaire sur ce phénoménal engouement.

La vie qui compte

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Elena Ferrante a choisi dès 1991 de préserver son anonymat. Elle signe ses livres d’un pseudonyme, dont la musique évoque le nom d’Elsa Morante, la grande dame des lettres italiennes. Par prudence, par choix esthétique, convaincue que l’auteur doit s’effacer derrière son œuvre, Elena Ferrante s’accroche à sa décision depuis vingt-cinq ans, laissant sur leur faim critiques et universitaires.

Essayer de deviner son état civil devient un sport national. Au fil du temps, la romancière a fait quelques concessions aux médias toujours plus curieux, accordant ses interviews au compte-gouttes et par mails interposés. Sa position, très bien comprise de ses lecteurs, a été rendue presque intenable par l’ampleur du succès de la saga. Les journalistes ont poussé toujours plus loin l’indiscrétion, jusqu’à ce que l’un d’entre eux avance un nom en octobre 2016, sur la base d’indices comptables soutirés aux Edizioni E/O. Son hypothèse n’a suscité aucun commentaire de la part de la maison d’édition ni de celle de la présumée Elena Ferrante.

C’est un livre – faut-il s’en étonner ? – qui sert de réponse à cette pression intempestive. En 2016, la romancière a choisi d’ouvrir elle-même les portes de son laboratoire d’écrivain, dans des miscellanées d’apparence autobiographique.

Le titre, La Frantumaglia, est déjà un pied de nez : frantumaglia, en dialecte napolitain, signifie plus ou moins «monceau de débris ». Elena Ferrante y rassemble des notes, sa correspondance, des interviews baptisées joliment «tesselles », du nom des petits fragments de marbre, de terre cuite ou de verre dont se composent les mosaïques. Dans cet ouvrage inclassable, sous-titré Journal d’une écrivaine, Elena Ferrante raconte ses lectures, son rapport à l’écriture, les joies et les affres de la création, de l’exposition à la lecture des autres. Un autoportrait littéraire et sensible s’esquisse, ponctué de quelques éléments biographiques : la romancière est originaire de Naples ; elle a fait des études de lettres classiques, a quitté sa ville natale à la faveur d’un nouvel emploi.

Elle a vécu en Grèce un temps et a des enfants. Mais, comme elle l’affirme elle-même : « En art, la vie qui compte est celle miraculeusement présente dans les œuvres. Je partage entièrement la position de Proust hostile à la biographie positiviste comme à l’anecdote à la manière de Sainte-Beuve. Ni la couleur des chaussettes de Leopardi [le grand poète italien du xixe siècle], ni même son conflit avec son père n’éclairent la puissance de ses poèmes. » Ce qui éclaire l’œuvre d’Elena Ferrante est donc bien plutôt à chercher dans son amour pour Elsa Morante et Gustave Flaubert, dans son intérêt pour la psychanalyse et le féminisme, dans son rapport à l’enfance, au féminin, à la maternité et à sa ville natale.

Cheminements

L'AMIE PRODIGIEUSE - Saison 1

À qui s’intéresse à ses lectures et à la genèse de son œuvre, Elena Ferrante se dévoile plus facilement. Elle prévient néanmoins qu’elle est une lectrice qui oublie très vite ce qu’elle a lu et qu’elle est bien en peine de déceler des influences dans son œuvre, encore plus incapable de décerner des certificats d’authenticité.

Mais elle pratique d’une façon singulière l’art de reconstituer le cheminement intérieur d’une phrase, du moment de sa révélation jusqu’à ses tentatives de trouver place dans une de ses pages. Chaque interview lui donne l’occasion d’actualiser son ressenti et sa pensée et ouvre à son lecteur une fenêtre privilégiée sur son processus d’élaboration.

Elena Ferrante date de son adolescence ses affinités avec les lettres françaises.

Parmi les œuvres qui l’ont marquée, elle cite Madame Bovary et La Princesse de Clèves. Elle a raconté sa rencontre avec le roman de Flaubert dans une lettre circonstanciée reproduite ici. Quant à l’ouvrage de Madame de Lafayette, il ne l’a pas quittée pendant toute l’écriture des Jours de mon abandon. La romancière manifeste une empathie toute spéciale pour les amoureuses trahies et la première de toutes, la reine Didon. Le tome inaugural de la saga, L’amie prodigieuse, irrigué de mythologie antique, fait explicitement référence à l’Énéide. « Oui », reconnaît Elena Ferrante, « je cite des textes que j’aime, des personnages qui m’ont façonnée. Didon, par exemple, la reine de Carthage, a été une figure féminine cruciale pendant mon adolescence. » Mais la culture latine de la romancière rencontre d’autres références. Écrire un moment de crise, où formes et frontières de l’être semblent se dissoudre, convoque pour Elena Ferrante la terreur des Métamorphoses d’Ovide, mais aussi de La Métamorphose de Kafka et de La Passion selon G. H. de la Brésilienne Clarice Lispector.

Dans son art de raconter les affects au plus près du corps, de confronter l’intelligence de ses héroïnes à la violence des pulsions, de laisser affleurer l’inconscient de ses personnages se lit l’empreinte de ses lectures psychanalytiques.

Elena Ferrante s’est passionnée pour les écrits de Freud et de Melanie Klein. Elle connaît bien l’œuvre de Luce Irigaray, philosophe, linguiste et psychanalyste franco-belge et sa réflexion sur le parler-femme développée dans les années 1970. Dans tous les romans d’Elena Ferrante, la narration est ainsi portée par des femmes. Et parmi les grandes figures de la pensée féministe en Italie, dont les courants et les affrontements lui sont familiers, Elena Ferrante signale dans la saga son intérêt pour Carla Lonzi, figure marquante du féminisme italien des années 1970, dont elle fait lire un des livres à son héroïne dans Celle qui fuit et celle qui reste. « Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu’ils sont écrits. S’ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs », confiait la romancière à son éditrice il y a vingt-six ans. Sa tétralogie napolitaine en a trouvé par millions. Et oui, Elena Ferrante a « quelque chose à raconter ». Quelque chose avec quoi on se réjouit d’avoir un prochain rendez-vous.

Extrait d’interview d'Elena Ferrante

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« Pour moi, la question de la mise à distance de l’expérience et de la narration est un cliché. Le problème, pour l’écrivain, est tout l’inverse : il nous faut réduire la distance, éprouver physiquement l’impact du matériau à raconter, aborder le passé des gens que nous avons aimés, des vies telles que nous les avons observées, telles qu’elles nous ont été rapportées. Pour prendre corps, une histoire doit traverser plusieurs filtres. Souvent nous commençons trop tôt à écrire et les pages sont froides. Quand nous ressentons chaque instant du récit, dans son moindre recoin, sa moindre fissure (et cela prend parfois des années), alors seulement nous pouvons l’écrire bien. »
ELENA FERRANTE

Extrait de l’interview accordée à Paolo Di Stefano parue dans le Corriere della Sera le 20 novembre 2011, cité dans La Frantumaglia.

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