Sambre

Notes d'intention

Jean-Xavier de Lestrade, réalisateur

Lorsqu'Alice Géraud m’a fait le récit, pour la toute première fois, de Sambre dans les bureaux de What’s Up Films, j’ai eu la conviction, immédiate, certaine, que je ne pouvais pas passer à côté de cette histoire. Nous nous devions de la raconter. Comme une nécessité, comme un héritage collectif qu’il fallait assumer.

D’abord, parce qu’à l’origine il y a une histoire vraie.

Si elle n’avait été que fictive, personne n’aurait pu croire à un tel récit. Mais, précisément parce qu’elle est vraie, elle atteint une dimension exemplaire qui lui confère une force tragique, archaïque, à la portée symbolique d’une grande puissance.

Raconter l’histoire de Sambre, c’était raconter trente ans de faillite dans la prise en charge des victimes de viols ; raconter Sambre, c’était montrer l’aveuglement d’une société sourde aux plaintes des victimes, sans cesse renvoyées par les institutions à leur sentiment de honte et de culpabilité ; raconter Sambre, c’était rendre compte de la lente évolution d’une société à qui il a fallu des décennies pour enfin prendre conscience que la criminalité sexuelle était un fléau qui traversait et gangrenait toutes ses strates. Et dont les femmes (– et les enfants –) étaient les premières victimes.

Mais cette histoire est aussi révélatrice d’un autre type de déni. Les policiers, lorsqu’ils prennent peu à peu conscience du nombre des victimes, se mettent sur la piste d’un criminel de passage, d’un marginal, d’un asocial. Ils ne veulent pas – ou ne peuvent pas – croire que l’homme qu’ils recherchent est là, tout près d’eux, devant leurs yeux.

C’est quelqu’un de la « communauté », c’est quelqu’un avec qui on partage « une bistouille » ; c’est quelqu’un avec qui on organise des matchs de foot ; quelqu’un à qui l’on confie, sourire aux lèvres, l’entraînement de ses gamins…

Sambre, c’est l’histoire d’un prédateur qui vivait au milieu de ses proies, dans l’indifférence générale.

Pourtant, difficile de faire plus voyant qu'Enzo. Il ne se cache pas, c’est le moins que l’on puisse dire. Il est devant nous, totalement visible et pourtant il semble que tout le monde s’acharne à « l’invisibiliser ». Il est un peu l’incarnation de cette « banalité du mal » qui est si complexe à appréhender et surtout si difficile à accepter. Parce qu’il est beaucoup plus simple de chercher un « marginal », un « outsider », un Francis Heaulme ou un Michel Fourniret qu’un Enzo… Parce qu'Enzo, dans sa banale quotidienneté, nous renvoie douloureusement à une partie de nous-même ; il nous offre un miroir dans lequel personne n’a envie de se plonger.

En préparation, j’ai rêvé d’une série assez brute qui ne trahirait pas ses origines ; j’ai rêvé de quelques plans fixes, assez longs, qui donneraient aux victimes une place et une parole que la société s’était acharnée à leur ôter ; j’ai rêvé de quelques scènes banales, comme celle d’un barbecue en famille ou d’une partie de foot, dans la vie d’un prédateur implacable ; j’ai rêvé de l’entêtement farouche de quelques femmes qui se heurtent amèrement à la mauvaise foi d’hommes qui s’arrangent aisément avec leur conscience.

Comme dans Laetitia, je vois dans le récit de Sambre une matière qui nous ramène à la tragédie et à ses figures archétypales. Comment, par exemple, ne pas être bouleversé par le destin de Christine, qui mettra près de trente ans pour rajouter un « i » au mot « vol » ? Elle est comme une aveugle errante qui met entre parenthèses sa vie, qui s’effondre lorsqu’elle retrouve enfin la vue et qui se relève, les yeux grands ouverts, pour affronter le mal qui la rongeait depuis des années. Ces accents mythologiques confèrent à chacun des personnages une grandeur romanesque qui les éloigne d’une possible description misérabiliste ou sordide.



Anne Holmes, Carole Le Berre, Stéphane Massard / Unité fiction France Télévisions

C’est l’histoire d’un aveuglement et d’une incapacité collective, une histoire française, notre histoire.

Quand Jean-Xavier de Lestrade, son associé Matthieu Belghiti, leurs auteurs Alice Géraud et Marc Herpoux nous ont présenté leur projet de série de fiction, d’après l’enquête approfondie et attentive qu’était en train de mener Alice Géraud sur l’affaire dite du violeur de la Sambre, notre réaction a été immédiate, évidente : il en était de notre mission de média de service public, il fallait foncer et raconter cette histoire.

Car, porter en fiction cette histoire incroyable et qui est pourtant une histoire vraie, offre une radiographie encore jamais donnée du regard de notre société sur le viol. La dévastation qu’il laisse derrière lui, et l’évolution encore imparfaite de ce regard. Une traversée de nos défaillances institutionnelles, policières et judiciaires, à l’égard de la parole des victimes. Mais aussi de nos défaillances collectives, de notre incapacité à entendre, à regarder en face ce qui advient à une femme violée. À la violence du crime s’ajoute celle du déni : préférer écrire tentative de vol plutôt que viol, préférer dire en profonde sincérité à une femme, parce qu’elle n’est pas morte, qu’elle a eu de la chance. Et jusqu’à ce qu’elle-même puisse le croire… Un miroir de nos croyances, de notre commune misogynie, de nos angles morts.

En concentrant et en synthétisant autour de quelques personnages recréés pour cette histoire, leur fiction met en lumière sur nos trente dernières années l’addition de plusieurs impensés – l’atteinte du viol et le poids du déni qui peuvent fracasser une vie, la possibilité d’une répétition ahurissante par le même auteur – et d’un impensable – que l’auteur des crimes puisse être un familier, un voisin, un père de famille qui entraîne les gamins au foot et copine avec les flics du commissariat, un homme comme tous.

Leur proposition, d’emblée très construite, nous est apparue d’une force que le développement, puis le tournage et le montage, n’ont jamais démentie : trente ans retracés au fil de six épisodes et six époques, sur une ligne géographique de moins de trente kilomètres, chaque épisode bâti autour d’une figure souvent trop en avance sur son temps et, surtout quand il s’agit d’une femme, à répétition bâillonnée ; une traversée de ces années par trois personnages – la victime qui pourra enfin au procès se redresser, le jeune puis moins jeune flic, le criminel –, que nous, spectateurs médusés, découvrons avant tous. Avec le vertige, à chaque saut dans le temps, de voir échapper encore et avoir continué ses viols. C’est le pouvoir de la fiction, celui de rendre nos égarements et nos manques saillants. Celui aussi de nous ouvrir l’intime des traumatismes et nous faire accéder en partage ou par fragments à l’humanité de chacun. Et de parvenir ainsi à nous raconter une histoire, à la fois judiciaire, sociétale et intime, de notre rapport au viol. En espérant que les évolutions plus récentes, des méthodes scientifiques et policières à notre regard collectif sur l’agression sexuelle, fassent qu’une telle affaire ne puisse se reproduire. Et que, malgré la sidération et l’exigence de preuves qui laissent encore trop de victimes désemparées, la parole des femmes partout puisse avoir lieu, être toujours mieux accueillie, accompagnée, et crue.

Notre engagement aux côtés de Jean-Xavier et de sa formidable équipe (de comédiens, tous puissamment et organiquement impliqués, de production et mise en scène, de cadre et lumière, de son et musique, de décoration minutieuse et finaude, de prothésistes et maquilleurs, tous enfin, également de pleine énergie et conscience sur le pont) était aussi une confiance absolue en sa patte pour travailler, recréer et restituer par la fiction le grain du réel et la crudité des faits. Il était essentiel que le personnage de Christine, la première victime, traverse ces trente années. Que soient remerciées aussi toutes celles qui incarnent en leur corps et leur regard la brutalité de l’agression, pour une ou pour quelques scènes, de plainte, d’audition, de prise de photos de police judiciaire, de scène de crime… Pour être au plus près de cette histoire en son moteur essentiel : le respect des victimes.

Contact Presse

Isabelle Cibrélus
Chargée de Marketing Numérique Martinique La 1ère