Thomas Snégaroff

Un entretien pour « La fabrique du mensonge »

À l'occasion de la diffusion d'un nouvel épisode de La Fabrique du mensonge sur la bataille de l'histoire et la propagation des fausses informations, nous avons pu nous entretenir avec Thomas Snégaroff, qui animera, suite à la diffusion de cette émission, un plateau de 30 minutes.

 

Pouvez-vous nous présenter le documentaire ? 

C’est un documentaire qui parle de l’instrumentalisation de l’histoire. Comment aujourd’hui l’histoire est devenue un lieu de bataille culturelle et politique et, ce faisant, comment elle a été complètement détournée de la vérité pour nourrir des intérêts politiques. Il s’agit vraiment de montrer l’usage politique du passé.  

Lorsque vous étiez professeur, l'instrumentalisation contemporaine de l'histoire affectait-elle votre enseignement ?

J’enseignais dans le secondaire, avant l’explosion des réseaux sociaux. Certes, parfois, j’ai eu des prises de bec avec des élèves sur certains aspects du programme où ils avaient entendu des choses contradictoires dans leur famille, mais le fait que des groupuscules se servent de l’histoire à des fins politiques, ce n’est pas arrivé jusque dans mes salles de classe.  

L’usage politique de l’histoire est très vieux. Tous les régimes l’ont fait. Mais c’est l’explosion des réseaux sociaux qui a été un facteur de multiplication et d’accélération de sa manipulation. C’est par ces mêmes réseaux sociaux ensuite que les élèves sont en contact avec ces « informations ». 

Pourquoi certains adhèrent-ils si facilement aux théories complotistes ? 

Je pense qu’on a inversé Saint-Thomas, « je crois ce que je vois ». Maintenant c’est « je vois ce que je crois ». La force de ces fakes news et réécritures est donc qu’elles viennent conforter une lecture aussi bien de l’histoire que du présent.  

Elles vont toucher des gens qui sont déjà largement convaincus en renforçant leur conviction. Ce qui peut limiter un peu la portée de ces fakes news historiques, puisqu’elles viennent taper sur un champ déjà fertile. Mais ce champ fertile peut se nourrir de ces informations et être fertilisé davantage. 

« La fabrique du doute est devenue très puissante aujourd'hui »

Comment fonctionnent ces théories ? 

Prenons l’exemple de la loi immigration. Certains vont affirmer que cette loi est mauvaise car les étrangers ont toujours apporté du bénéfice à la France. D’autres, à l’inverse, vont argumenter que l’islam est dangereux en allant prendre trois exemples historiques. À chacun de nourrir sa chapelle et son agenda politique en allant simplifier le passé.  

Il y a plusieurs façons d’utiliser l’histoire : l’invention totale du passé, la réécriture et puis surtout la simplification. La grande difficulté de l’historien aujourd’hui est de devoir ajouter de la complexité et de la nuance là où certains essayent d’apporter des visions binaires.  

Quelles sont les causes profondes de la prolifération de ces fausses informations ? 

Nous sommes à un moment de notre histoire où nous sommes confrontés à une série de crises. Une crise démocratique, une crise environnementale, des crises sociales régulières. Dans ce monde un peu fragile et vulnérable, l’argument historique fait autorité. S’engouffrent par conséquent tous les démagogues, tous les populistes, tous ceux qui veulent imprimer leur marque sur le présent. 

Dans ces grands moments de vulnérabilité, les citoyens sont en proie à des questionnements, des doutes. Ainsi, quand quelqu’un arrive avec une certitude et une soi-disant preuve, il emporte souvent le morceau. Nous sommes des êtres qui ressentons le besoin d’avoir des certitudes, d’être réconfortés, d’être rassurés et d’être assurés. La fabrique du doute est devenue très puissante aujourd’hui.  

Comment faire pour réfuter toutes ces fake news ?

Ce qui m'intéresse est plutôt de comprendre pourquoi cette infox à un moment donné prospère ? C’est ainsi que nous arrivons à déconstruire non pas la fake news en soi, mais à comprendre davantage le terreau fertile sur lequel elle se diffuse. C’est ce qui nous permettra éventuellement d’éradiquer demain les fakes news. S’attarder à remettre en cause chaque infox revient à labourer l'océan. Il ne faut pas travailler sur le terreau fertile mais sur le fond. 

Le fond étant : pourquoi est-ce qu'une jeunesse va croire de telles inepties ? Qu'est-ce que cela raconte de son rapport au monde ? Qu'est-ce que cela raconte de ses obsessions, de ses craintes, de ses angoisses ? En s’attachant à répondre à ces questions, en réfléchissant aux causes profondes de ces fake news et non simplement son écume, nous pourrons les détruire. 

« La grande difficulté de l’historien aujourd’hui est de devoir ajouter de la complexité et de la nuance là où certains essayent d’apporter des visions binaires. » 

Comment lutter contre ces réécritures faussées ?

Nous luttons avec les outils de l’histoire : le travail sur les sources, directes ou indirectes. La source, c’est la preuve. Mais la grande difficulté pour l’histoire, c’est le temps. Il est beaucoup plus facile de diffuser une fake news que de la discréditer. Quand Éric Zemmour évoque Vichy, les Juifs et le rôle protecteur de Pétain, il faut un livre entier de Laurent Joly pour lui répondre. En quelques minutes à la télévision, l’un va réussir à toucher des centaines de milliers, voire des millions de personnes, tandis que l’autre, c’est à travers des années de travail et d’écriture qu’il ne touchera que quelques dizaines de milliers de lecteurs.  

C’est vraiment la question de la temporalité qui est difficile dans ce combat pour la vérité historique face à des idéologues qui manipulent l’histoire à leur fin.  

Face à cela, il n’y a pas de réponse directe, sinon l’éducation, un travail de fond et une vigilance permanente.  

Propos recueillis par Clara Luc

Pictogramme francetvpro
Pictogramme Phototélé
Pictogramme France.tv Preview