20 jours à Marioupol : questions-réponses avec Mstyslav Chernov, journaliste et réalisateur

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À l’occasion de l’avant-première de 20 jours à Marioupol, le réalisateur Mstyslav Chernov a répondu aux questions du public.

Il y a beaucoup de travail de suivi autour des personnes qui ont survécu. Nous n’avons pas seulement filmé le documentaire que vous venez de visionner, nous avons retrouvé les personnes, posé des questions, essayé de les aider du mieux que nous pouvions. De nombreuses familles ont été brisées par cette guerre. J’aimerais remercier le public qui est là ce soir car, dans ce monde moderne, nous sommes bombardés par des actualités, des urgences et des décisions, il est très facile détourner son attention et de se couper de ce qu’il se passe. 

Pourquoi avoir décidé de retourner à Marioupol, et quand vous avez pris cette décision, étiez-vous conscient que la ville allait être l'un des points clés de l’invasion russe ? 

Nous avions conscience, au début de notre voyage, que la Russie allait lancer l’offensive sur l’Ukraine avec Marioupol comme objectif. Ce que nous ne savions pas, c’est que cette histoire deviendrait un symbole pour l’Ukraine et pour le monde entier. 

Lorsque la Russie a bombardé la maternité à Marioupol, il est devenu évident que nous ne couvrions pas une simple actualité, mais que nous devions montrer la réalité à grande échelle, à travers des images qui n’étaient pas manipulées. 

Quand nous avons quitté la ville, j’étais en colère, triste, j’avais l’impression de ne pas en avoir fait assez. Je dois beaucoup aux gens qui nous ont aidés, aux survivants et à ceux qui sont tombés. Je leur dois de faire plus pour qu’on ne les oublie pas.

En plein cœur de la guerre des images, il faut aller au-delà de l’information, ces vidéos auront-elles fonction de témoignage devant la Cour pénale internationale ? 

Je suis journaliste, j’ai vécu plusieurs guerres, et la première chose à laquelle vous pensez, au-delà des règles d’enregistrement pour les crimes de guerre, est votre survie. Ensuite, vous vous assurez que votre caméra fonctionne, que votre carte a de la mémoire et que votre batterie est rechargée. Il y a beaucoup à faire. 

Autre objectif capital : faire sortir les fichiers originaux, avec les dates enregistrées, il faut à tout prix préserver ces données et les faire parvenir à l’extérieur en bon état. 

Chaque image, chaque séquence sont précieuses et ont une valeur incroyable, mais c’est une zone où il est extrêmement difficile de travailler. Malgré tout, disposer de photos et de vidéos n’est pas suffisant. Parler aux témoins, parler aux experts, voir les images des satellites, avoir accès aux scènes de crime, tous ces aspects font aussi partie du métier. Ce processus est très délicat, le journalisme civil n’est pas possible à Marioupol. On sait qu’il y a à peu près 40 000 tombes autour et dans la ville, mais tous les accès sont bloqués. Toute piste d’investigation est coupée par manque de preuves, que la Russie détruit jour par jour. 

Vos collègues vous tenaient-ils au courant de la façon dont vos images étaient partagées dans le monde et de la réaction de la communauté internationale ?    

Avoir les retours des rédacteurs est très important, autant pour savoir la direction à prendre que pour comprendre ce qu’il se passait à Marioupol et partout en Ukraine. Mais la communication était très compliquée. 

À chaque fois que je sortais dans la rue, je savais que les gens allaient poser beaucoup de questions en voyant nos casques “PRESSE”. Sur la situation à Marioupol, sur la situation à l’extérieur et sur l’Ukraine en général. Je devais montrer un contexte plus large aux Ukrainiens au moment où nous nous rendions compte que la propagande russe inversait le sens de toutes nos images. L’absence d’information peut faire tomber toute une société, et Marioupol était complètement isolée de l'extérieur.  

Nos rédacteurs n’ont cessé de nous rappeler que notre travail est de suivre l’histoire, de la monter de la manière la plus honnête qui soit, pas de lutter contre la propagande.  

Il y a tout de même des moments qui nous redonnent espoir en notre travail : nos images ont été utilisées dans les négociations pour ouvrir des couloirs humanitaires, ces effets plus immédiats de nos efforts sont très importants.  

Vous montrez la partie plus complexe de cette guerre, notamment lorsque, dans les derniers jours avant votre départ, les Ukrainiens commençaient à douter. Comment équilibrer la neutralité journalistique et votre nationalité ukrainienne couplée à votre suivi de ce conflit ? Avez-vous essayé d'informer les personnes autour de vous ? 

Je suis ukrainien, et parfois mes émotions sont difficiles à contenir. On voit dans le film un tank russe tirer sur un bâtiment et juste après quelqu’un me demander si ce sont des frappes ukrainiennes. Bien sûr que je suis en colère. Mais je suis aussi journaliste international avec des principes que je suis tenu de suivre. L’un de ces principes est de montrer la variété des réactions aux événements. 

La dernière chose que vous souhaitez, c’est perdre la confiance du public. Si vous laissez les émotions avoir un impact sur votre travail et influencer vos décisions, vous perdez immédiatement cette confiance.  

Dans le film, on voit que beaucoup d’images et d’histoires de survivants ont été utilisées par la propagande russe. Comment faites-vous pour combattre cette propagande ? 

Dans la narration du film, nous essayons de ne faire la morale à personne, seulement de raconter une histoire en montrant au public des images concrètes et ce, en trouvant la bonne tonalité. 

Nous ne connaissons pas les conditions dans lesquelles vivent ces gens et ce qui se cache derrière leurs décisions. Chaque être humain est libre de choisir ce qu’il pense, et je ne peux pas le juger. Mon but, encore une fois, est de faire en sorte de représenter autant que je peux la réalité pour que le monde puisse décider de ce que cela signifie. 

Vous êtes considéré comme un soldat de l’information médiatique et votre nomination aux Oscars *, et peut-être la récompense, vont vous assurer un statut important. Voyez-vous ce conflit comme une guerre médiatique à remporter ? 

Nous vivons dans un âge où l’information est devenue une arme, surtout dans les régimes autoritaires ou totalitaires, mais aussi dans beaucoup de pays démocratiques. Par extension, les journalistes sont maintenant vus comme des soldats, ce qui complique leur travail. Nous voyons beaucoup de choses très difficiles, des crimes de guerre, des violations des droits humains, des destructions de bâtiments, des morts d’enfants, de femmes et de civils. Nous devons nous assurer que ces faits soient connus et partagés, même au péril de nos vies. 

Ce n’est pas seulement notre devoir envers ceux qui ont perdu leur vie, c’est aussi un message pour ces criminels qui ont commis des atrocités. Leurs crimes finiront par être exposés et leurs auteurs mis en prison. 

*20 jours à Marioupol est nommé aux Oscars dans la catégorie Meilleur Film documentaire

Propos recueillis par Lucile Canonge lors de l'avant-première de 20 jours à Marioupol, le 23 janvier 2024