La Bleuite – L’Autre Guerre d’Algérie

À l’automne 1956, voilà deux ans déjà que le FLN se bat pour mettre fin à la présence française en Algérie, en s’en prenant aux colons et à leurs possessions. Longtemps épargnée, la capitale va à son tour entrer dans la guerre. Chargé de mettre la ville à feu et à sang, Yacef Saadi, le chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA), commande, à partir de la Casbah où il se cache, des attentats meurtriers. En un mois à peine, on recense plus de 120 explosions. La bombe posée dans le casino de la corniche, rendez-vous des jeunes Européens, un dimanche après-midi, est celle de trop.

En janvier 1957, dépêchés avec pour mission de pacifier la capitale, les parachutistes du général Massu procèdent sans états d’âme à des arrestations tous azimuts et des interrogatoires plus que musclés. Pourtant, la bataille d’Alger ne permet pas de débusquer Yacef Saadi. L’état-major, qui s’interroge sur la manière de combattre un ennemi invisible, cherche dans ses rangs des hommes rompus à la guérilla et aux techniques de subversion. Des hommes capables d’intervenir autrement dans la Casbah, mais aussi dans le maquis dirigé par le colonel Amirouche. Car, depuis ses débuts, le FLN s’est organisé, a constitué une armée de libération nationale et divisé le pays en six régions militaires, les wilayas. L’atout français s’appelle Paul-Alain Léger. Ancien de l’Indochine, le jeune capitaine est un loup solitaire qui y a appris l’art de la guerre psychologique. Sa méthode, de manipulation et de retournement de prisonniers, il va l’appliquer de nouveau en Algérie.

Une opération d’infiltration et de retournement

La plus vaste opération jamais montée par les services secrets français contre le front débute par la déstabilisation de l’ennemi au cœur même du bastion de la rébellion. Habillés en bleus de travail qui cachent des pistolets-mitrailleurs, Léger et son petit commando, composé en majorité d’ex-membres du FLN, pénètrent dans la vieille ville et s’attablent à un café. Grâce à Alilou, l’un de ces « bleus » issus de la Casbah, ils réussissent à convaincre les clients d’oublier les interdits : « On a sorti les boîtes de dominos, tout le monde a fumé et la musique était à fond ; ça peut paraître idiot, mais c’était quand même un succès terrible dans l’esprit de la population », racontera le capitaine dans une interview. Après ce premier coup d’éclat, Léger s’attache, toujours avec l’aide d’Alilou, à identifier puis à retourner les jeunes messagers des « groupes de choc », coupant le chef de la ZAA et ses poseurs de bombes du reste de la population. Mais c’est une femme, surnommée Ouria la Brune, qui, révoltée par le meurtre d’innocents, tourne casaque et permet enfin l’arrestation de Yacef Saadi.

Le capitaine et ses hommes poursuivent ensuite des actions d’infiltration et d’intoxication en Kabylie. Léger parvient même à entretenir une vraie-fausse correspondance avec le colonel Amirouche et finit par semer le doute dans son esprit. Persuadé qu’il est entouré de traîtres, ce dernier commande la torture et l’exécution de centaines voire de milliers de partisans, parmi les plus fidèles. Le maquis s’autodétruit, la « bleuite » a fait son œuvre. Rescapé de cette purge, Rémy Madoui résume : « Du point de vue militaire, ça a été une réussite extraordinaire du côté français ; par contre, pour l’Algérie, ça a été un désastre qu’on continue de payer un demi-siècle après. […] La bleuite a été la source de l’extermination de toute une jeunesse éduquée qui aurait été l’avenir de l’Algérie. C’est un gâchis dans tous les domaines. »

Beatriz Loiseau